En affirmant que l’Europe serait pénalisée par son niveau d’exigence éthique, Emmanuel Macron réactive une vision dépassée
Lors du sommet Choose France, le 19 mai, le président français a annoncé vouloir la suppression de la directive européenne sur le devoir de vigilance. La juriste Sarah Vandenbroucke considère, dans une tribune au « Monde », qu’il affaiblit l’ambition et les valeurs de l’Union européenne.

Alors que la date d’application de la directive européenne sur le devoir de vigilance (CSDDD) a déjà été repoussée à 2028 par l’Union européenne, le président Emmanuel Macron a annoncé, lors du sommet Choose France du 19 mai, souhaiter sa suppression pure et simple. Il rejoint ainsi le chancelier allemand, Friedrich Merz, dans une posture aussi brutale qu’incompréhensible. Brutale, car elle s’attaque à un texte de compromis porté démocratiquement par les institutions européennes, fruit de longues négociations ; incompréhensible, car elle balaie une vision stratégique pour une Europe plus responsable.
Cette directive avait pourtant déjà été considérablement édulcorée ces derniers mois. En avril, le Parlement européen a adopté la directive dite « omnibus », qui vise à minimiser certaines réglementations-clés du pacte vert, dont la CSDDD. Présentée comme une « simplification » face aux pressions de milieux économiques et politiques, cette réforme cache un véritable recul législatif, dénoncé par de nombreuses organisations de la société civile.
En appelant à l’abandon complet de la directive, le président français franchit un cap : celui de la renonciation au mouvement de responsabilisation des entreprises, que sa majorité a elle-même lancée avec la loi Pacte de 2019. En préférant le retour au dogme de la croissance grise à celui de la croissance verte qu’il avait promue, il va à contresens de l’histoire en affaiblissant la capacité de l’Europe à affirmer sa souveraineté normative face à une mondialisation dérégulée.
Logique libérale
Adoptée en avril 2024, après quatre années de travail législatif et de mobilisation collective, la CSDDD impose aux grandes entreprises opérant dans l’Union européenne d’identifier, de prévenir et d’atténuer les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans l’ensemble de leurs chaînes de valeur mondiales. Elle prolonge le mouvement pionnier lancé en France avec la loi de 2017 sur le devoir de vigilance, en l’étendant à l’échelle européenne afin d’assurer des conditions de concurrence équitables et d’offrir un cadre juridique clair. Son adoption avait marqué un tournant historique : pour la première fois, l’Europe affirmait une mondialisation régulée, fondée sur les droits fondamentaux, la justice sociale et la transition écologique. Jusque-là, aucune législation multisectorielle ne couvrait entièrement la responsabilité des entreprises pour les violations commises dans leurs chaînes d’approvisionnement mondiales.
Revenir sur le devoir de vigilance mettrait en péril l’édifice normatif européen en matière de responsabilité sociale et environnementale. La tendance à la dérégulation aujourd’hui à l’œuvre – activement portée par la France – épouse une logique libérale dictée par les grandes puissances économiques que sont la Chine ou les Etats-Unis. En affirmant que l’Europe serait pénalisée par son propre niveau d’exigence éthique, Emmanuel Macron réactive une vision dépassée : celle qui oppose compétitivité et responsabilité.
Or, c’est précisément parce que l’Europe veut se distinguer qu’elle doit affirmer un modèle alternatif, fondé sur un cadre juridique clair, des droits fondamentaux et la transition écologique. Démanteler ces règles au lieu de les renforcer, c’est renoncer à ce qui fait la singularité de l’Europe : une puissance normative guidée par des valeurs.
Signal de faiblesse
Ce discours marque un tournant inquiétant, non seulement sur le fond, mais aussi sur la forme. Car, au-delà des implications sociales et environnementales, une question démocratique majeure se pose : comment un chef d’Etat peut-il, en quelques phrases prononcées lors d’un sommet économique, remettre en cause un texte adopté à l’issue d’un processus législatif long, complexe et pleinement légitime ? La directive CSDDD n’est pas un simple acte administratif. Elle a été adoptée par le Parlement européen et le Conseil européen à l’issue de négociations publiques, démocratiques et transparentes. Peut-on ainsi, d’un revers de main, défaire ce qui a été patiemment construit sans remettre en cause la légitimité du projet européen ?
Revenir sur ce texte, c’est aussi mépriser le travail collectif des juristes, chercheurs, ONG et militants mobilisés. C’est aussi pénaliser les entreprises qui, anticipant la directive, ont déjà engagé des réformes profondes, repensé leurs chaînes d’approvisionnement, investi dans des audits, des outils de traçabilité et des partenariats durables. Dans une lettre adressée à la Commission européenne, plusieurs grands groupes réaffirment leur soutien aux objectifs de durabilité de l’Union et rejettent toute remise en question de la directive, qu’ils jugent cohérente. Ayant déjà investi massivement pour s’y conformer, ils rappellent que seule une régulation stable permet une planification économique de long terme.
Supprimer la CSDDD, c’est dire aux entreprises qu’elles ont eu tort de se soucier de leurs impacts environnementaux et sociaux. C’est dire aux citoyens que les droits humains et les processus démocratiques sont secondaires. C’est envoyer un signal de désordre et de renoncement, et donc de faiblesse, au reste du monde. A vouloir plaire à court terme, Emmanuel Macron prend le risque de déséquilibrer un édifice que nous avons mis des années à construire. Il ferait bien, au contraire, de le défendre. L’Europe est née à Athènes, elle ne doit pas mourir pour Washington.
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Publié le 24/05/2025 ∙ Média de publication : Le Monde
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